123456789101112131415161718192021222324252627282930313233343536373839404142434445464748495051525354555657585960616263646566676869707172737475767778798081828384858687888990919293949596979899100101102103104105106107108109110111112113114115116117118119120121122123124125126127128129130131132133134135136137138139140141142143144145146147148149150151152153154155156157158159160161162163164165166167168169170171172173174175176177178179180181182183184185186187188189190191192193194195196197198199200201202203204205206207208209210211212213214215216217218219220221222223224225226227228229230231232233234235236237238239240241242243244245246247248249250251252253254255256257258259260261262263264265266267268269270271272273274275276277278279280281282283284285286287288289290291292293294295296297298299300301302303304305306307308309310311312313314315316317318319320321322323324325326327328329330331332333334335336337338339340341342343344345346347348349350351352353354355356357358359360361362363364365366367368369370371372373374375376377378379380381382383384385386387388389390391392393394395396397398399400401402403404405406407408409410411412413414415416417418419420421422423424425426427428429430431432433434435436437438439440441442443444445446447448449450451452453454455456457458459460461462463464465466467468469470471472473474475476477478479480481482483484485486487488489490491492493494495496497498499500501502503504505506507508509510 |
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- CANDIDE,
- ou
- L'OPTIMISME,
- TRADUIT DE L'ALLEMAND
- DE M. LE DOCTEUR RALPH,
- AVEC LES ADDITIONS
- QU'ON A TROUVÉES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU'IL MOURUT
- À MINDEN, L'AN DE GRÂCE 1759
- 1759
- CHAPITRE I.
- Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut
- chassé d'icelui.
- Il y avait en Vestphalie, dans le château de M. le baron de
- Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné
- les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme.
- Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple;
- c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les
- anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu'il était fils
- de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnête
- gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais
- épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze
- quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été
- perdu par l'injure du temps.
- Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la
- Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa
- grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens
- de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses
- palefreniers étaient ses piqueurs; le vicaire du village était
- son grand-aumônier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils
- riaient quand il fesait des contes.
- Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante
- livres, s'attirait par là une très grande considération, et
- fesait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait
- encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept
- ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le
- fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le
- précepteur Pangloss[1] était l'oracle de la maison, et le petit
- Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et
- de son caractère.
- [1] De _pan_, tout, et _glossa_, langue. B.
- Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il
- prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et
- que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de
- monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame
- la meilleure des baronnes possibles.
- Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être
- autrement; car tout étant fait pour une fin, tout est
- nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez
- ont été faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des
- lunettes[2]. Les jambes sont visiblement instituées pour être
- chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été
- formées pour être taillées et pour en faire des châteaux; aussi
- monseigneur a un très beau château: le plus grand baron de la
- province doit être le mieux logé; et les cochons étant faits pour
- être mangés, nous mangeons du porc toute l'année: par conséquent,
- ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il
- fallait dire que tout est au mieux.
- [2] Voyez tome XXVII, page 528; et dans les _Mélanges_, année
- 1738, le chapitre XI de la troisième partie des _Éléments de la
- philosophie de Newton_; et année 1768, le chapitre X des
- _Singularités de la nature_. B.
- Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment; car il
- trouvait mademoiselle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne
- prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après
- le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second
- degré de bonheur était d'être mademoiselle Cunégonde; le
- troisième, de la voir tous les jours; et le quatrième, d'entendre
- maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par
- conséquent de toute la terre.
- Un jour Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le
- petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le
- docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale
- à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très
- docile. Comme mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de
- disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les
- expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit clairement
- la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et
- s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir
- d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison
- suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.
- Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit: Candide
- rougit aussi . Elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée; et
- Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain,
- après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide
- se trouvèrent derrière un paravent; Cunégonde laissa tomber son
- mouchoir, Candide le ramassa; elle lui prit innocemment la main;
- le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle
- avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière;
- leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflammèrent, leurs
- genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le baron de
- Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et voyant cette
- cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de
- pied dans le derrière. Cunégonde s'évanouit: elle fut souffletée
- par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle-même; et
- tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des
- châteaux possibles.
- CHAPITRE II
- Ce que devint Candide parmi les Bulgares.
- Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans
- savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant
- souvent vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus
- belle des baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des
- champs entre deux sillons; la neige tombait à gros flocons.
- Candide, tout transi, se traîna le lendemain vers la ville
- voisine, qui s'appelle _Valdberghoff-trarbk-dikdorff_, n'ayant
- point d'argent, mourant de faim et de lassitude. Il s'arrêta
- tristement à la porte d'un cabaret. Deux hommes habillés de bleu
- le remarquèrent: Camarade, dit l'un, voilà un jeune homme très
- bien fait, et qui a la taille requise; ils s'avancèrent vers
- Candide et le prièrent à dîner très civilement.--Messieurs, leur
- dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup
- d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon écot.--Ah!
- monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et
- de votre mérite ne paient jamais rien: n'avez-vous pas cinq pieds
- cinq pouces de haut?--Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en
- fesant la révérence.--Ah! monsieur, mettez-vous à table; non
- seulement nous vous défraierons, mais nous ne souffrirons jamais
- qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits
- que pour se secourir les uns les autres.--Vous avez raison, dit
- Candide; c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois
- bien que tout est au mieux. On le prie d'accepter quelques écus,
- il les prend et veut faire son billet; on n'en veut point, on se
- met à table. N'aimez-vous pas tendrement?....--Oh! oui,
- répond-il, j'aime tendrement mademoiselle Cunégonde.--Non, dit
- l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas
- tendrement le roi des Bulgares?--Point du tout, dit-il, car je ne
- l'ai jamais vu.--Comment! c'est le plus charmant des rois, et il
- faut boire à sa santé.--Oh! très volontiers, messieurs. Et il
- boit. C'en est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le
- soutien, le défenseur, le héros des Bulgares; votre fortune est
- faite, et votre gloire est assurée. On lui met sur-le-champ les
- fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à
- droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette,
- coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente
- coups de bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins
- mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui
- en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un
- prodige.
- Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment
- il était un héros. Il s'avisa un beau jour de printemps de
- s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que
- c'était un privilège de l'espèce humaine, comme de l'espèce
- animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n'eut pas
- fait deux lieues que voilà quatre autres héros de six pieds qui
- l'atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui
- demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'être fustigé
- trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à-la-fois
- douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les
- volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il
- fallut faire un choix; il se détermina, en vertu du don de Dieu
- qu'on nomme _liberté_, à passer trente-six fois par les
- baguettes; il essuya deux promenades. Le régiment était composé
- de deux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de
- baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui
- découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procéder
- à la troisième course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en
- grâce qu'on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête; il
- obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait mettre à
- genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s'informe du
- crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie, il
- comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'était un
- jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il
- lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous
- les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien
- guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés
- par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau et pouvait marcher,
- quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.
- CHAPITRE III.
- Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce qu'il
- devint.
- Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que
- les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les
- tambours, les canons; formaient une harmonie telle qu'il n'y en
- eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près
- six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du
- meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en
- infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison
- suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout
- pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide,
- qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put
- pendant cette boucherie héroïque.
- Enfin, tandis que les deux rois fesaient chanter des _Te Deum_,
- chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs
- des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts
- et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il était en
- cendres: c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé,
- selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de
- coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient
- leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles
- éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques
- héros, rendaient les derniers soupirs; d'autres à demi brûlées
- criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles
- étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes
- coupés.
- Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il
- appartenait à des Bulgares, et les héros abares l'avaient traité
- de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants
- ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la
- guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et
- n'oubliant jamais mademoiselle Cunégonde. Ses provisions lui
- manquèrent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu dire que
- tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était
- chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il
- l'avait été dans le château de M. le baron, avant qu'il en eût
- été chassé pour les beaux yeux de mademoiselle Cunégonde.
- Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui lui
- répondirent tous que, s'il continuait à faire ce métier, on
- l'enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à
- vivre.
- Il s'adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul
- une heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet
- orateur le regardant de travers lui dit: Que venez-vous faire
- ici? y êtes-vous pour la bonne cause? Il n'y a point d'effet sans
- cause, répondit modestement Candide; tout est enchaîné
- nécessairement et arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse
- chassé d'auprès de mademoiselle Cunégonde, que j'aie passé par
- les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu'à ce que
- je puisse en gagner; tout cela ne pouvait être autrement. Mon
- ami, lui dit l'orateur, croyez-vous que le pape soit
- l'antechrist? Je ne l'avais pas encore entendu dire, répondit
- Candide: mais qu'il le soit, ou qu'il ne le soit pas, je manque
- de pain. Tu ne mérites pas d'en manger, dit l'autre: va, coquin,
- va, misérable, ne m'approche de ta vie. La femme de l'orateur
- ayant mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait
- que le pape fût antechrist, lui répandit sur le chef un
- plein..... O ciel! à quel excès se porte le zèle de la religion
- dans les dames!
- Un homme qui n'avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé
- Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait
- ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui
- avait une âme; il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain
- et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulut même
- lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de
- Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide se prosternant presque
- devant lui, s'écriait: Maître Pangloss me l'avait bien dit que
- tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus
- touché de votre extrême générosité que de la dureté de ce
- monsieur à manteau noir, et de madame son épouse.
- Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert
- de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de
- travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté
- d'une toux violente, et crachant une dent à chaque effort.
- CHAPITRE IV.
- Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie, le
- docteur Pangloss, et ce qui en advint.
- Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna à cet
- épouvantable gueux les deux florins qu'il avait reçus de son
- honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement,
- versa des larmes, et sauta à son cou. Candide effrayé recule.
- Hélas! dit le misérable à l'autre misérable, ne reconnaissez-vous
- plus votre cher Pangloss? Qu'entends-je? vous, mon cher maître!
- vous, dans cet état horrible! quel malheur vous est-il donc
- arrivé? pourquoi n'êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux?
- qu'est devenue mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, le
- chef-d'oeuvre de la nature? Je n'en peux plus, dit Pangloss.
- Aussitôt Candide le mena dans l'étable de l'anabaptiste, où il
- lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss fut refait: Eh
- bien! lui dit-il, Cunégonde? Elle est morte, reprit l'autre.
- Candide s'évanouit à ce mot: son ami rappela ses sens avec un peu
- de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'étable.
- Candide rouvre les yeux. Cunégonde est morte! Ah! meilleur des
- mondes, où êtes-vous? Mais de quelle maladie est-elle morte? ne
- serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau château de monsieur
- son père à grands coups de pied? Non, dit Pangloss, elle a été
- éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée autant
- qu'on peut l'être; ils ont cassé la tête à monsieur le baron qui
- voulait la défendre; madame la baronne a été coupée en morceaux;
- mon pauvre pupille traité précisément comme sa soeur; et quant au
- château, il n'est pas resté pierre sur pierre, pas une grange,
- pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons été
- bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie
- voisine qui appartenait à un seigneur bulgare.
- A ce discours, Candide s'évanouit encore; mais revenu à soi, et
- ayant dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et
- de l'effet, et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss
- dans un si piteux état. Hélas! dit l'autre, c'est l'amour:
- l'amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de
- l'univers, l'âme de tous les êtres sensibles, le tendre amour.
- Hélas! dit Candide, je l'ai connu cet amour, ce souverain des
- coeurs, cette âme de notre âme; il ne m'a jamais valu qu'un
- baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause
- a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?
- Pangloss répondit en ces termes: O mon cher Candide! vous avez
- connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne:
- j'ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit
- ces tourments d'enfer dont vous me voyez dévoré; elle en était
- infectée, elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce
- présent d'un cordelier très savant qui avait remonté à la source,
- car il l'avait eu d'une vieille comtesse, qui l'avait reçu d'un
- capitaine de cavalerie, qui le devait à une marquise, qui le
- tenait d'un page, qui l'avait reçu d'un jésuite, qui, étant
- novice, l'avait eu en droite ligne d'un des compagnons de
- Christophe Colomb. Pour moi, je ne le donnerai à personne, car
- je me meurs.
- O Pangloss! s'écria Candide, voilà une étrange généalogie!
- n'est-ce pas le diable qui en fut la souche? Point du tout,
- répliqua ce grand homme; c'était une chose indispensable dans le
- meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire; car si Colomb
- n'avait pas attrapé dans une île de l'Amérique cette maladie[1]
- qui empoisonne la source de la génération, qui souvent même
- empêche la génération, et qui est évidemment l'opposé du grand
- but de la nature, nous n'aurions ni le chocolat ni la cochenille;
- il faut encore observer que jusqu'aujourd'hui, dans notre
- continent, cette maladie nous est particulière, comme la
- controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois,
- les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore; mais il
- y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent à leur tour
- dans quelques siècles. En attendant elle a fait un merveilleux
- progrès parmi nous, et surtout dans ces grandes armées composées
- d'honnêtes stipendiaires bien élevés, qui décident du destin des
- états; on peut assurer que, quand trente mille hommes combattent
- en bataille rangée contre des troupes égales en nombre, il y a
- environ vingt mille vérolés de chaque côté.
- [1] Voyez tome XXXI, page 7. B.
- Voilà qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire
- guérir. Et comment le puis-je? dit Pangloss; je n'ai pas le sou,
- mon ami, et dans toute l'étendue de ce globe on ne peut ni se
- faire saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il y
- ait quelqu'un qui paie pour nous.
- Ce dernier discours détermina Candide; il alla se jeter aux pieds
- de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si
- touchante de l'état où son ami était réduit, que le bon-homme
- n'hésita pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fit guérir à
- ses dépens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un oeil et une
- oreille. Il écrivait bien, et savait parfaitement
- l'arithmétique. L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de
- livres. Au bout de deux mois, étant obligé d'aller à Lisbonne
- pour les affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses
- deux philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout était on ne
- peut mieux. Jacques n'était pas de cet avis. Il faut bien,
- disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car
- ils ne sont point nés loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne
- leur a donné ni canons de vingt-quatre, ni baïonnettes, et ils se
- sont fait des baïonnettes et des canons pour se détruire. Je
- pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la
- justice qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en
- frustrer les créanciers. Tout cela était indispensable,
- répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font
- le bien général; de sorte que plus il y a de malheurs
- particuliers, et plus tout est bien. Tandis qu'il raisonnait,
- l'air s'obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins du
- monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête, à
- la vue du port de Lisbonne.
- CHAPITRE V.
- Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du
- docteur Pangloss, de Candide, et de l'anabaptiste Jacques.
- La moitié des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses
- inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et
- dans toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires,
- n'avait pas même la force de s'inquiéter du danger. L'autre
- moitié jetait des cris et fesait des prières; les voiles étaient
- déchirées, les mâts brisés, le vaisseau entr'ouvert. Travaillait
- qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait.
- L'anabaptiste aidait un peu à la manoeuvre; il était sur le
- tillac; un matelot furieux le frappe rudement et l'étend sur les
- planches; mais du coup qu'il lui donna, il eut lui-même une si
- violente secousse, qu'il tomba hors du vaisseau, la tête la
- première. Il restait suspendu et accroché à une partie de mât
- rompu. Le bon Jacques court à son secours, l'aide à remonter, et
- de l'effort qu'il fait, il est précipité dans la mer à la vue du
- matelot, qui le laissa périr sans daigner seulement le regarder.
- Candide approche, voit son bienfaiteur qui reparaît un moment, et
- qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter après lui dans la
- mer: le philosophe Pangloss l'en empêche, en lui prouvant que la
- rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que cet anabaptiste
- s'y noyât. Tandis qu'il le prouvait _à priori_, le vaisseau
- s'entr'ouvre, tout périt à la réserve de Pangloss, de Candide, et
- de ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux anabaptiste;
- le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage, où Pangloss et
- Candide furent portés sur une planche.
- Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers
- Lisbonne; il leur restait quelque argent, avec lequel ils
- espéraient se sauver de la faim après avoir échappé à la tempête.
- A peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de
- leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs
- pas[1]; la mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les
- vaisseaux qui sont à l'ancre. Des tourbillons de flammes et de
- cendres couvrent les rues et les places publiques; les maisons
- s'écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les
- fondements se dispersent; trente mille habitants de tout âge et
- de tout sexe sont écrasés sous des ruines. Le matelot disait en
- sifflant et en jurant: il y aura quelque chose à gagner ici.
- Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène? disait
- Pangloss. Voici le dernier jour du monde! s'écriait Candide.
- Le matelot court incontinent au milieu des débris, affronte la
- mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre,
- et ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la première fille de
- bonne volonté qu'il rencontre sur les ruines des maisons
- détruites, et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le
- tirait cependant par la manche: Mon ami, lui disait-il, cela
- n'est pas bien, vous manquez à la raison universelle, vous prenez
- mal votre temps. Tête et sang, répondit l'autre, je suis matelot
- et né à Batavia; j'ai marché quatre fois sur le crucifix dans
- quatre voyages au Japon[2]; tu as bien trouvé ton homme avec ta
- raison universelle!
- [1] Le tremblement de terre de Lisbonne est du 1er novembre 1755.
- B.
- [2] Voyez tome XVIII, page 470. B.
- Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il était étendu
- dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss: Hélas!
- procure-moi un peu de vin et d'huile; je me meurs. Ce
- tremblement de terre n'est pas une chose nouvelle, répondit
- Pangloss; la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en
- Amérique l'année passée; mêmes causes, mêmes effets; il y a
- certainement une traînée de soufre sous terre depuis Lima jusqu'à
- Lisbonne. Rien n'est plus probable, dit Candide; mais, pour
- Dieu, un peu d'huile et de vin. Comment probable? répliqua le
- philosophe, je soutiens que la chose est démontrée. Candide
- perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une
- fontaine voisine.
- Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en se
- glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs
- forces. Ensuite ils travaillèrent comme les autres à soulager
- les habitants échappés à la mort. Quelques citoyens, secourus
- par eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu'on le pouvait dans
- un tel désastre: il est vrai que le repas était triste; les
- convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les
- consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être
- autrement: Car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux; car
- s'il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs; car
- il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont, car
- tout est bien.
- Un petit homme noir, familier de l'inquisition, lequel était à
- côté de lui, prit poliment la parole et dit: Apparemment que
- monsieur ne croit pas au péché originel; car si tout est au
- mieux, il n'y a donc eu ni chute ni punition.
- Je demande très humblement pardon à votre excellence, répondit
- Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme et la
- malédiction entraient nécessairement dans le meilleur des mondes
- possibles. Monsieur ne croit donc pas à la liberté? dit le
- familier. Votre excellence m'excusera, dit Pangloss; la liberté
- peut subsister avec la nécessité absolue; car il était nécessaire
- que nous fussions libres; car enfin la volonté déterminée......
- Pangloss était au milieu de sa phrase, quand Je familier fit un
- signe de tête à son estafier qui lui servait à boire du vin de
- Porto ou d'Oporto.
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